Storytelling & Ecologie #1 – Isabelle Delannoy

Publié le 01/10/2015

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La plupart d’entre nous est aujourd’hui conscient de l’impact de l’homme sur son environnement. Tous les experts s’accordent à dire qu’il faut réagir rapidement face à l’urgence du réchauffement climatique. Mais à quelques semaines de la conférence internationale sur le climat, la COP21, qui se déroulera à Paris en décembre 2015, les français placent toujours la protection de l’environnement loin derrière le chômage, la délinquance ou le pouvoir d’achat (sondage Ipsos ).

Pourtant, nous parlons bien de survie de l’humanité à moyen, voire même à court terme.

D’où vient ce désintérêt ? Des médias et de la manière dont ils racontent l’écologie aujourd’hui ? Des mots que nous employons pour décrire notre rapport à la nature ? Comment raconter cette urgence vitale à laquelle nous faisons face et que nous devons résoudre, ensemble ? Pour répondre à cette question, Place to B propose une série d’entretiens intitulée « Storytelling & écologie ».

Dossier réalisé par Eve Demange.

« La crise écologique est une crise mythologique »

Pour démarrer, entretien avec Isabelle Delannoy, chercheuse française spécialiste de l’économie symbiotique, auteur, co-scénariste du film « Home » et écologiste engagée.

Isabelle Delannoy © Catherine Dauriac

Isabelle Delannoy © Catherine Dauriac

PtoB : Isabelle, l’écologie a parfois encore du mal à trouver sa voie vers le cœur du grand public aujourd’hui. Comment expliques-tu le problème ?

Isabelle Delannoy :  « C’est parce que l’on est enfermé dans un paradigme. Les mots que nous employons pour parler de l’écologie reflètent une conception dépassée. Notre civilisation vit une mutation globale, une métamorphose profonde. Une civilisation, c’est un ensemble de techniques, de cultures et de représentations du monde. Aujourd’hui, si nous voulons raconter le nouveau monde, nous devons trouver de nouveaux mots.

PtoB : Comment ?

ID : C’est bien la question. Comment, avec des mots connus, raconter l’inconnu ? Dans un article scientifique1, j’ai développé l’idée que la révolution écologique est une révolution esthétique. C’est-à-dire que nous devons changer de point de vue, regarder ce que nous croyons connaître depuis toujours sous un angle différent. Si tu réalises concrètement le changement par tes sens, alors tu l’intègres intimement et tu le comprends.

PtoB : C’est-à-dire ?

ID : Prenons deux exemples concrets pour illustrer ce que je dis. A Genève, le projet Mobility carsharing permet à 100 000 adhérents d’utiliser 3 000 voitures. Dans nos villes ces nouveaux modèles vont permettre de diminuer le trafic. Le résultat, c’est un bien être que tu vas éprouver directement, physiquement.

Deuxième exemple avec la diversité paysagère. Aujourd’hui dans nos parcs urbains, la végétation est non fonctionnelle, voire toxique, comme les lauriers roses. Mais imaginons que demain, nous plantions des espèces comestibles partout dans nos villes. Tu te promènes et tu vois des pommiers, des poiriers, des pruniers, des noisetiers, des noyers, tu sens partout l’odeur des herbes aromatiques.

La ville de Totnesbookcovertransition en Angleterre, s’est lancée dans cette transition. La communauté a relocalisé la production d’aliments. D’autres communes le font pour l’eau, pour l’énergie. Nos parcs urbains peuvent produire non seulement de la nourriture pour les habitants mais épurer aussi les eaux usées.

Le problème, c’est que nous envisageons toujours l’écologie sous l’angle de la contrainte, du coût. Mais si nous prenons conscience que le vivant – je choisis ce mot à dessein – a une intelligence technique, tout à coup la contrainte se transforme en opportunité.

PtoB : Mais pourquoi avons-nous tant de mal à voir ces services que nous rend la nature ?

ID : C’est parce que dans notre conception de la nature, nous réduisons le vivant à une ressource inerte, au paysage, à quelque chose qui donne des matériaux. L’idée que les végétaux puissent être plus efficaces que nous pour remplir certaines fonctions apparaît complètement révolutionnaire dans notre conception actuelle de la relation homme/nature.

Cette pensée qui sépare l’homme de la nature nous vient de loin. Les trois religions monothéistes chrétiennes, juives et musulmanes, portent cette idée. Elle s’exprime dès le récit de la création dans la Genèse. (NDLR : L’Eternel Dieu (..) voulait que tout être vivant porte le nom que l’homme lui donnerait. (Genèse,2 :19).ʺ). L’homme se place au dessus de la création, à part. Il gère. Tu retrouves cette idée dans la pensée grecque de l’Antiquité. Nomos, en grec, veut dire nom mais aussi gestion. La raison est élevée au dessus de tout. L’émotion, la perception, l’organique se situe en bas de la hiérarchie. Les femmes comme les paysans se retrouvent en bas de l’échelle des valeurs et les hommes, le pouvoir spirituel, intellectuel, en haut.

Les penseurs de la Renaissance ont perpétué cette conception. Descartes a développé l’idée d’un homme « maître et possesseur de la nature ». Mais si tu réduis le vivant au rang de facteur de production alors tu es obligé de le désacraliser car sinon, moralement la situation n’est pas tenable.

PtoB : Cette conception n’est-elle pas en train d’être bouleversée par les découvertes scientifiques, les maladies environnementales, l’urgence climatique ?

ID : En effet, nous prenons conscience que nous sommes des êtres vivants parmi les vivants. Depuis le début des années 2000, avec l’explosion des cancers, nous réalisons que ce que l’on fait au vivant, on le fait à nous-mêmes, que l’extérieur est aussi en nous. Il n’y a pas de séparation. Avec l’avènement du biomimétisme, nous faisons de la recherche autrement. Nous nous inspirons du vivant pour tirer parti des solutions et inventions qu’il produit.

Aujourd’hui, nous réalisons que nous nous sommes trompés sur notre vision du monde. Or ce qui fonde la vision de la place de l’homme dans l’ordre de l’univers, c’est la mythologie. La crise écologique est une crise mythologique. Nous rompons avec un paradigme de plusieurs millénaires. Cette reconnexion au vivant pulvérise nos représentations imaginaires, la manière dont nous pensons notre relation à l’ordre du monde. On ne peut pas penser cette transformation en utilisant les mots tels qu’ils sont aujourd’hui. Ils deviennent un artéfact de la pensée : un biais qui nous empêche de voir la réalité.

PtoB : Comment pourrait-on incarner ce changement de pensée au niveau médiatique ?

ID : Dans un récit écologique, tu dois chercher le territoire de valeurs communes à ceux que tu veux réunir. Dans le film Home, avec ses images aériennes, Yann Arthus Bertrand nous offre un autre point de vue. Nous vivons tous sur la même planète. Lorsque nous avons écrit les textes du film, nous avons commencé ainsi « tu es comme moi un Homo Sapiens ». Homo sapiens efface la diversité culturelle. Il est source de richesses, d’espoirs.

Puis, nous avons écrit « tout est vivant, tout est lié. » Mais si tu remplaces cette phrase par « tout est nature, tout est lié », tu vois bien que d’entrée, le mot « nature » induit une séparation avec l’homme. Et cette séparation n’existe pas dans « vivant ».

L’image permet de dépasser le problème, elle nous permet d’envisager la même réalité sous un angle différent. Dans mes présentations de l’économie symbiotique, je projette des parcs magnifiques avec des gens qui s’amusent et à côté j’écris « station d’épuration ». Cela me permet de rapprocher des notions que nous ne lions pas habituellement. Et là, tu peux introduire un nouveau paradigme.

Une slide pour faire réagir les participants

Une slide pour faire réagir les participants: un paysage bucolique d’une station d’épuration à Shangaï

PtoB : Penses-tu qu’Internet puisse jouer un rôle dans cette transformation du langage, dans la créativité linguistique et narrative dont nous avons besoin pour traduire cette nouvelle pensée ?

ID : Internet peut permettre aux citoyens de reprendre la main sur le récit de cet avenir en marche. Aujourd’hui, on attend de nos dirigeants qu’ils changent le système alors que cette responsabilité nous incombe. Si nous continuons à faire des récits en partant d’une autorité supérieure, pyramidale, alors tout semble bloqué, très éloigné du citoyen. Mais si on se défait de ce schéma, alors on voit que tout bouge.

Si nous voulons changer notre récit, nous devons faire attention nous-mêmes à ne plus être dans le paradigme pyramidal ou déconnectés du vivant. Nous devons montrer dans les mots l’intelligence du vivant et la manière dont les hommes peuvent rendre beau leur écosystème. Nous devons parler de l’homme en tant qu’espèce positive.»

Propos recueillis le 17/09/2015

1 On being living beings- Renewing perceptions of Our World, Our Society and Ourselves, French Animal thinkings, Michigan State University Press, pp. 135-148, 1er avril 2015

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