Plongée au coeur de l’être humain avec Séverine Millet

Publié le 28/05/2015

cc Simon Wijers
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Vous étiez avocate. Comment en êtes-vous arrivée à co-fonder Nature Humaine ? 

J’ai vécu au sein d’une famille écolo-militante, et j’ai développé très jeune une passion pour l’humanitaire. D’abord avocate, j’ai opté pour le droit pénal international – j’ai travaillé pour l’ONU autour des crimes de guerre – avant de me spécialiser en droit environnemental. J’ai peu à peu pris conscience que j’avais, comme on l’évoque souvent en psychologie, un profil de « sauveur ». On agit pour compenser un besoin, or ce besoin décentre notre action.

« Capacité d’action » vient de Res Pensable et signifie « réponse sur la chose », c’est-à-dire qu’en droit juridique, on est responsable que de ce sur quoi on a la capacité d’action. Chaque organisation a ainsi une responsabilité différenciée selon son pouvoir d’action.
Il faut bien être conscient que la colère produit un puissant effet repoussoir.
Il est impératif de faire le deuil de sa responsabilité, car la puissance de toute action réside dans la justesse de l’action, et non dans l’hyper-action.

Ce travail de réflexivité a déclenché en moi un profond désir d’écrire pour partager mon expérience personnelle, pour faire le lien entres les sciences humaines et les métiers environnementaux. Nature Humaine est né à la croisée de cette passion de l’Homme, d’une perception humaniste du changement et d’un engagement environnemental, social, économique et politique. Notre idée phare: les solutions techniques sont indispensables au changement, mais la compréhension des mécanismes humains l’est tout autant.

Au travers de nos Lettres et formations, notre but est d’aider les professionnels à réinvestir leur métier sous un angle différent, de les réconcilier avec leur public en changeant le regard porté sur lui. C’est un travail de réconciliation, par la compréhension des difficultés de l’autre. Ce n’est qu’en constatant qu’on fonctionne exactement comme son public, que les jugements peuvent tomber et la relation de partenaires se créer. On peut alors co-créer le chemin, la solution, ensemble, main-dans-la-main.

Alors que la question climatique nous concerne tous, et que la communauté scientifique alerte sur son urgence depuis plus d’un demi-siècle, comment expliquer que nous en soyons toujours au stade de la sensibilisation ? 

L’idée de limite m’interpelle particulièrement. La Nature a intégré cette idée, l’Homme ne l’a pas fait.
Chaque individu se construit progressivement par le biais des limites qui lui sont imposées. Mais, si ces limites s’avèrent insuffisantes – notamment car il évolue au cœur d’une société qui considère qu’il faut avoir toujours plus, de pouvoir et d’argent- il va se créer sur des bases instables.
Tant que l’on n’a pas accepté cette idée de finitude, on développe un fonctionnement de toute-puissance, qui peut se manifester par de l’hyper-activité, pour essayer de se sécuriser.

D’un point de vue environnemental, tant que l’on n’a pas mesuré sa juste capacité d’action, sa responsabilité, on a tendance à se laisser submerger par les enjeux climatiques. On se dit : « Mais, c’est énorme ce qui nous menace, moi, à mon échelle, je ne peux pas gérer cela ! ».
Face à la noyade totale, je préfère choisir la fuite, d’où l’immobilisme constaté. (cf. Lettre n°11).

Mais comment expliquer que certains individus se mobilisent et d’autres pas ?

Certes, chaque individu possède une sensibilité émotionnelle plus ou moins prononcée. Mais je pense que là n’est pas le cœur de l’explication. En sociologie, on distingue les intentions de l’action. Les intentions ne déclenchent pas forcément l’action, car ce sont les nombreuses valeurs qui constituent un individu qui sont à l’origine de l’action. En effet, la psychologie explique que chaque individu est constitué d’un noyau de valeurs. Or ces dernières peuvent se contredire, et entrer en conflit.

Par exemple, nous partageons tous la valeur de sécurité, à différents degrés, mais nous avons tous un problème avec notre sécurité intérieure. C’est une valeur centrale de notre noyau intérieur, qui nous pousse à réaliser des actions pour garantir notre sécurité (maintenir notre emploi, assurer la sécurité financière de sa famille etc). Pour y répondre, nous en venons à nous mobiliser dans des actions, qui parfois vont à l’encontre de nos objectifs premiers, et nous détournent d’autres actions, dont les valeurs sont moins centrales.

L’environnement est une de ces autres valeurs qui a été intégrée socialement, mais qui n’est pas encore dans notre noyau central. Elle est en périphérie. C’est seulement au fur et à mesure que cette valeur va se centraliser dans l’individu, que la personne sera en mesure d’agir quotidiennement avec cette notion d’écologie, en fond d’écran. La conscience écologique deviendra alors elle aussi une sorte d’habitude. (cf. Lettre n°9).


Vous abordez aussi l’idée d’un « conditionnement cérébral » qui serait une entrave au changement ? Qu’entendez-vous par là ?

Chaque individu est soumis à un certain conditionnement cérébral, qui débute dès l’enfance au travers la socialisation primaire.
Par exemple, je sais que le fait d’avoir grandi au sein d’une famille écolo-militante a profondément marqué mon orientation future.
Nos valeurs sont toutes influencées par notre histoire personnelle. Elles évoluent au gré de nos expériences: certaines disparaissent, d’autres émergent.

N’y aurait-il pas également une explication à rechercher dans la montée de l’individualisme, caractéristique de notre système capitaliste ?

Aujourd’hui, les individus ont tendance à se percevoir comme des entités séparées. Ils se replient sur leur sphère privée, alors qu’on est tous dépendants des fonctions collectives au travers de notre histoire familiale, professionnelle, de notre culture. L’autonomie est illusoire. Eric Julien a publié une étude très éclairante des sociétés traditionnelles. Il y fait état d’une inversion de perception de la réalité. Les sociétés traditionnelles agissent en « mode collectif », car non seulement c’est leur moyen de survie (sinon on leur pille leurs terres) mais aussi de vie tout simplement, car le collectif participe de leur bonheur.

Chez nous, c’est différent, si l’individu agit individuellement, il n’y a que lui qui est pénalisé; de fait la société ne s’interroge jamais.
Cependant, la tendance semble s’inverser avec un retour du sens collectif au niveau local par le développement de réseaux associatifs, des AMAP…

Trouvez-vous, comme cette brésilienne rencontrée au OuiShare Fest, que nous avons tout simplement perdu le lien avec la nature ? La transition que nous prônons aujourd’hui reprend énormément d’actions quotidiennes de nos grands-mères (confitures maison, recyclage des pelures de fruits et légumes, unité familiale comme productrice et non seule consommatrice…). Avons-nous régressé en perdant une conscience écologique autrefois acquise ?

Cette question est très intéressante. Quand on interroge la génération de nos grands-parents, ce qui revient le plus fréquemment, c’est un souvenir ingrat. Les tâches comme le compost sont perçues comme des tâches pénibles et peu valorisées dont on est bien content de s’être débarrassé. Il y a eu un tel désir de soulager le travail des gens par l’introduction d’appareils ménagers, qu’il est aujourd’hui bien difficile de revenir à des choses perçues comme rétrogrades.

Il faut aussi prendre en compte la question de l’habitude : le cerveau est une incroyable machine qui met en place des connexions neuronales pour faciliter le quotidien. Ce qui au début est un apprentissage par la répétition devient un automatisme pour éviter le burn-out d’un cerveau qui devrait réfléchir à chaque fois.

Si assimiler des automatismes demande du temps, déraciner certaines de ces habitudes requiert un effort encore plus grand, qui peut expliquer la lenteur de la mobilisation.

Outre l’apport de la psychologie, vous semblez prôner le croisement des disciplines. Quelles sont les limites d’une approche unilatérale du récit climatique ?

L’approche interdisciplinaire permet d’éviter d’enfermer son regard mais aussi celui de l’autre dans une perception biaisée. Il faut croiser les disciplines : il y a l’écologie et l’humanisme (d’où le nom de Nature Humaine), et celles-ci doivent doivent être sous-jacentes à tout projet politique.

A ce sujet, la COP21, grand espoir ou greenwashing ?

Je ne me positionne pas sur la question de l’action politique. On élit des miroirs de nous-mêmes.
Le désir de changement est profond mais la réticence est encore très grande. On porte tous cette retenue en nous, quand on est exposé à un changement dans notre vie : on est tiraillé entre l’envie et la peur.

Aujourd’hui, par rapport à la question de la transition environnementale, économique et sociale, c’est la peur qui l’emporte.
Si l’on prend l’exemple des actions économiques, on fait toujours la même chose: on ne procède que par des changements de type 1 (c’est-à-dire de faux changements), alors qu’il faudrait réaliser des changements de type 2 (provoquant la mort du système).
Face à ce challenge considérable, la société n’est pas encore prête.

Quelle serait alors la priorité selon vous pour amorcer le changement ?

Dans une société idéale, la priorité pour enclencher la transition serait d’avoir comme gouvernants des personnes ayant intégré cette valeur environnementale, mais ce n’est pas le cas. La priorité consiste alors à faire en sorte que tous les professionnels de l’environnement aident à redéfinir cette capacité d’action pour sortir de l’impuissance. Ils doivent travailler à la prise de conscience générale du mécanisme de changement, en revalorisant la puissance collective au travers de l’action individuelle, par ce qu’on appelle l’effet « boule de neige ».

A votre échelle personnelle, que faites-vous quotidiennement pour contribuer à cette transition ?

A vouloir faire de grandes campagnes, on ne change rien. Ce sont les grains de sable qui font bouger les masses. Avec mes grains de sable, j’aide les professionnels à mieux accompagner les autres dans le changement.

Avant de se quitter : êtes vous confiante en l’avenir ?

Ni pessimiste, ni optimiste, je suis réaliste : j’observe la réalité qui aujourd’hui est marquée par l’insuffisance de mobilisation.
Actuellement, on ne prend toujours pas assez la mesure des enjeux, à aucun niveau que ce soit. Les personnes qui la prennent sont encore trop rares. Nous allons vivre de grands changements, mais certainement pas ceux dont on aurait envie. Je m’étonne de l’absence d’émerveillement des individus : il n’y plus cette contemplation des gens à l’égard de leur environnement (nature, forêt, animaux…), à cause de la peur, du stress, de l’angoisse.

Cela pourrait être une réelle solution de société : réapprendre tout simplement à s’émerveiller, comme les nouveaux-nés.

N’hésitez pas à consulter en ligne les lettres de Nature Humaine et de Séverine Millet, avant la sortie de la prochaine, à la rentrée !

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